Kulturagentinnen und Kulturagenten Schweiz

La phrase de Robert Filliou «L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art» m’a toujours accompagnée dans mes pérégrinations d’artiste et de médiatrice. Cet article présente un projet qui invitera les élèves à utiliser des démarches créatives dans une perspective de décentrement.

L’ECGF (école de culture générale de Fribourg) programme en fin janvier de chaque année des journées thématiques où les enseignant.es peuvent proposer une activité en lien avec un thème commun. Les élèves de 1ère et de 3ème année s’inscrivent, mélangeant ainsi les filières et les degrés d’étude. Ils se retrouvent à vivre une expérience différente du quotidien scolaire et créent des interactions avec d’autres personnes que leurs groupes d’amis habituels. Cette année, le fil rouge est «Jour/Nuit». Comme son nom l’indique, il propose de développer un projet durant une journée et une nuit (1).

Ce thème tombe à point nommé pour proposer un atelier qui s’insère dans la limite subtile qui se tisse entre l’art et la vie, comme dans la phrase de Filliou. En compagnie de deux enseignantes d’arts visuels et de français, nous nous lançons dans ce projet avec la volonté d’amener les élèves à re-penser le rapport à leurs espaces quotidiens. Ce décentrement par le biais d’une démarche créative permet de s’ouvrir à la possibilité d’une altérité, ce qui dans une école axée sur les métiers de la santé, du social et de la pédagogie est essentiel.

L’idée est de commencer par prendre conscience de l’environnement et, à notre manière, de le parcourir. Michel de Certeau dans son livre «L’invention du quotidien, Arts de Faire» redonne sa place à l’arpenteur de l’espace urbain qui trouve des tactiques pour se soustraire à un ordre dominant. Nous échangerons sur nos propres tactiques puis expérimenterons d’autres possibilités (2). Nous débuterons à la manière que propose de Certeau, «L’histoire commence au ras du sol (…) Avec les pas» (3). Partir du corps, de nos pas, de nos habitudes, de notre vision de l’école et de la ville. Puis, nous tenterons de trouver des stratégies différentes qui nous permettront de «déplier les rébus» (4) de cette ville, et créer une nouvelle carte collective. Nous imaginerons de petits détournements, comme des «insoumissions aux sollicitations habituelles» (5).

Durant ce jour et cette nuit, nous explorerons l’ECGF et la ville de Fribourg à travers des lunettes différentes pour prêter attention à ce qu’on ne voit plus/jamais. Nous arpenterons la ville en la mesurant, en l’enregistrant, en la photographiant, en prenant son empreinte. Nous aiguiserons d’autres sens que la vue et tenterons de nous repérer dans l’espace, puis nous déambulerons dans les rues de nuit en prenant des chemins de traverse. Nous nous mettrons dans la peau d’autres personnes par le récit, nous passerons la nuit dans le bâtiment de Fri Art, un centre d’art qui fut autrefois un asile de nuit. Certains travaux artistiques touchant à ces thématiques, comme Georges Perec et ses réflexions sur les espaces ou les balades de Janet Cardiff et de Francis Alÿs, nous servirons d’inspiration pour développer les sollicitations. Durant tout le processus, des exemples de travaux artistiques ayant eu lieu à Fribourg seront également découverts, pointant certaines situations quotidiennes comme des sources d’inspiration pour la création artistique.

Vingt élèves se sont inscrits pour ce projet. Reste que cela représente un défi d’aborder ces thématiques relativement complexes, qui peuvent parfois paraitre abstraites à des élèves de cet âge. Mais dans la logique du spectateur émancipé de Jacques Rancière, cela représente aussi une chance de proposer un mode d’apprentissage basé sur l’expérimentation, où chacun «observe, sélectionne, compare, interprète» (6) les éléments qui lui seront proposés. Ainsi chaque élève «compose son propre poème avec les éléments de poème en face de lui» (7) en mobilisant ses compétences, ses expériences. Dans cette perspective où le savoir est abordé comme une position et non comme une somme de connaissance, le champ est libre pour que le résultat incarne non pas le but prédéfini à atteindre, mais étant composé d’une multitude d’expériences, de questionnements et de traces qui se construiront au fil de nos pérégrinations.

Les élèves accepteront-ils de sortir de leurs habitudes quotidiennes? S’accomoderont-ils de cette légère zone de flou? Oseront-ils, à la manière de la ritournelle de Gilles Deleuze, se déterritorialiser un instant pour mieux se reterritorialiser, et continuer la mélodie de leur vie avec un léger contrepoint?

Dans un prochain article, certaines de ces traces seront données à voir.

(1) Petite note concernant mon statut: en début du projet des «Agent.es Culturel.les pour des écoles créatives», il me semble intéressant de commencer par m’immiscer dans un système existant, afin de comprendre les modes de fonctionnement, l’organisation et les possibilités de cette école. L’opportunité s’est présentée d’élaborer et d’animer conjointement avec deux enseignantes cet atelier.
(2) «Le marcheur actualise la carte par sa marche, il trouve de nouvelles possibilités, outrepasse des limites. Parfois il suit ‹l’ordre bâti› et en même temps il accroît le nombre de possibles.» de Certeau, Michel, «L’invention du quotidien, 1. Arts de faire», Ed: Gallimard, 1990, p. 149.
(3) Ibid p.147.
(4) «Les lieux sont des histoires fragmentaires et repliées (…) qui sont là, plutôt comme des récits en attente et restent à l’état de rébus (…)» Ibid p.163.
(5) Debord, Guy, «Guide psychogéographique de Paris, Discours sur les passions de l’amour, pentes psychogéographiques de la dérive et localisation d’unités d’ambiance», Ed: Bauhaus Imaginiste, Permild & Rosengreen, 1957.
(6) Rancière, Jacques, «Le spectateur émancipé», Ed: La fabrique, p.19.
(7) Ibid.